L'âme des
décideurs
Nous nous sommes rencontrés, ils m’ont parlé. Découvrez les valeurs, l’histoire et la vision de celles et ceux qui décident dans l’entreprise.
LES TONS DE LA PERSÉVERANCE
Grand échalas d’un mètre quatre-vingt, longue barbe gris sel façon Moondog, Philippe Mazière vous reçoit gilet seyant au premier étage du siège de son Groupe. En surplomb : la gare de Limoges-Bénédictins, édifice emblématique de l’ancienne capitale régionale, inauguré en 1856 et inscrit aux Monuments Historiques.
Celios : près de cent-dix salariés fin 2022, quatre implantations en métropole incluant, outre le siège, Toulouse, Bordeaux et Paris. Les métiers de l’entreprise de services numériques, mère de ses marques et filles Orence Service (naissance en 2015), Inflexia et Aquisystem (2019), éclairent le chemin des secteurs public et privé : de l’architecture d’une informatique aux réseaux, en passant par la conception d’applications web ou mobile et la formation des utilisateurs.
Par la porte passent quelques têtes avant que démarrent nos échanges. Saluts des collaborateurs. Lui fait toujours écho. Et puis nous parlons. Mazière : un verbe disert mais en contrôle, en nuances. Il ne dit que ce qu’il veut, mais un tempérament se dessine. D’envie, de curiosité. Le fondateur de Celios est à la recherche d’une sensation : du moteur vivre le bruit, sentir ce qui vient, des pages l’encre, du vin le fumet. Dans un e-mail où il est question d’anticipation, il vous glisse mot sur Les Annales du Disque Monde de Terry Pratchett. Cet appétit, peut-être a-t-il grandi en lui de cette foi en les paroles d’un ancien professeur de mathématiques, au lycée Georges Cabanis de Brive. M. Lery s’était un jour adressé à la classe en ces termes : « Peu de connaissances tiennent en une petite sphère. Plus l’esprit s’ouvre, plus on s’ouvre au monde extérieur. Plus on engrange de connaissances, plus notre sphère grandit. Plus on a de contacts avec l’inconnu, plus on réalise que le monde est grand et à quel point les choses peuvent nous intéresser. » Panoramique sinon rien ! Moondog n’aurait jamais sacrifié le classique au jazz, alors si grandir vous dit, avalez tout ce que vous pourrez du monde. Pas pour rien si Philippe Mazière souffle parfois à ses collaborateurs l’idée de vivre une expérience hors de l’entreprise : donner des cours, des conférences, faire ses armes pour mieux revenir.
Une apparition au récit ne tarde pas. Le paternel est une figure, un être « de réaction ». Les chiens font-ils jamais des chats ? Philippe, né le 14 juin 1966 à Limoges, est fils d’une Paulette Marie-Louise, couturière et mécanicienne en confection, et d’un Armand Yves Pierre, cheminot à l’engagement syndical ferme. Enfance ballotée entre Haute-Vienne et Corrèze, et souvenir de ces discussions en famille dans lesquelles perce défiance vis-à-vis de ceux qui font travailler les autres. Le patron exploite et « les pires », dit son père, « ce sont ces salariés qui deviennent des patrons. »
À chemins tracés, tracer chemin. C’est l’instinct du chat : non, le jeune Philippe ne passera pas le concours d’entrée à la SNCF. À la maison, quelque chose ne l’a pas rempli dans ce discours « selon lequel les petites gens n’ont pas les moyens de faire. » Les hasards de la vie creusent son incertitude, bousculent le paradigme familial. Un jour bien sûr, il rencontre une fille. « Elle me présente sa maman, directrice financière d’AIF, devenue Norisko, aujourd’hui Dekra. Et là, je me retrouve face à une chef qui n’avait rien à voir avec l’image qui jusqu’ici m’avait été projetée de la fonction. »
Le Mal incarné en prend un coup sur le bec. Le fils de Paulette et Armand bifurque : il est ce salarié qui deviendra patron. Mais pareille transformation n’intervient pas par décret. D’abord, le fils fait ses armes. Ça se passe d’août 1989 à 2011, chez Falco (consulting et ingénierie du process industriel, acteur aujourd’hui de l’usine du futur). À une époque à laquelle il n’est pas rare que les profils cadres s’impliquent au service de l’entreprise dans la durée, Pierre Perrier, ancien de l’ENS Arts & Métiers et fondateur de Falco, entend d’un sourire discret le discours plein d’assurance qu’un Philippe alors peu expérimenté lui tient à la fin de l’entretien d’embauche : « Je me vois rester quatre, cinq ans chez vous avant de monter ma boîte – je ne sais pas encore trop quoi, un bureau d’études… » Crânerie inconsciente ? Tout sauf mal accueillie. Pierre Perrier a flairé un truc. Embauche à la confiance, premier CDI. Les années filent, le grand chef suit les progrès du poulain. De quoi finir coq en pâte : Philippe devient chef du Pôle Système d’information, ne se voit plus partir. C’est sa première équipe. Mais vient l’heure où Pierre Perrier lui fait entendre son désir de retraite ; et le poulain réalise assez vite que l’immobilisme l’expose à « finir dans l’aigreur ». Il rachète la fraction de l’entreprise qu’il pilote (« je ne savais pas que c’était impossible, alors je l’ai fait ») et prend son envol, avec la bénédiction d’un mentor… qui deviendra son associé dans Celios.
L’envol, ses turbulences. Crise de croissance, c’est l’épreuve du tribunal. Et c’est là qu’il la rencontre, pour de vrai, et qu’elle fait de lui l’homme d’après. Elle : la solitude de celui qui décide, qui doit dire pour lui et pour les autres. N’en a été qu’ersatz, cette distance qui s’est créée d’elle-même entre vous et ceux dont vous êtes devenu le chef : chef de service chez Falco, chef tout court après la reprise en 2011. La solitude, la vraie, ne vient qu’à l’heure de rendre les comptes. Vous les rendez à ceux qui ont droit de regard, de sanction parfois. Ces hommes ont une aura, ils portent la robe de jais. L’audience du Tribunal de commerce, en juillet 2014, est une expérience paradoxale (rendre des comptes à un moment où Celios promet de se développer) et émotionnellement marquante : « J’y allais plutôt confiant, nous étions en crise de croissance et allions geler les trois derniers mois de dettes. Mais ma tentative de salut, à l’ouverture de l’audience, s’est soldée par cette réplique du Procureur à mon égard : "Monsieur, asseyez-vous, nul ne salue ses juges." Défilent alors les articles de loi, sans même que le tribunal ait statué sur mon cas. » La glace dans les veines : la solitude du chef d’entreprise vient de lui éclater à la figure. Il s’en relèvera bien sûr, mais merci pour ce moment : « C’est une expérience violente, à laquelle personne n’est préparé. »
Surmonter, compter sur l’esprit, sur son potentiel : tout cela est dans cette feuille de gingko biloba héritée de l’époque Falco et qui représente Celios depuis les origines. Alors, le chemin est comme tracé lorsque se dessine pour Philippe l’occasion de participer à la naissance d’une structure d’accompagnement des chefs d’entreprises en difficulté : « Quelque temps après ma mésaventure, faisant le constat que l’application de la loi créait des situations complexes voire dramatiques pour les justiciables, Jacques Leytère, premier assesseur devenu Président du Tribunal de Commerce, travaille avec un docteur en psychologie et un chercheur en neurosciences œuvrant sur le bien-être en entreprise. » Leytère, lui-même ancien du monde de la distribution, descend d’une famille d’entrepreneurs, épiciers depuis 1836. « Il monte l’Apesa 87 avec Guy Averty. La première association Apesa, elle, avait été créée par le greffe de Saintes. Au regard de mon parcours, M. Leytère m’a suggéré de rejoindre l’aventure. Pas de sujet, je devais le faire. »
La solitude peut vous ensevelir dans les moments de difficultés de l’entreprise, et l’Apesa se donne pour mission d’aider les décideurs à sortir de l’ornière. Mais la solitude a aussi un parfum qui se diffuse au quotidien, alors même que tout va bien. Philippe Mazière en connaît la tenace compagnie. Le parfum se diffuse dans la pièce et le suit à l’heure du choix stratégique, après que dans les couloirs de Celios a doucement bruissé le vivier des talents : ceux qui énergisent le Groupe, et sur lesquels le chef compte pour lever les derniers obstacles. Alors il retrouve les autres, il organise. Efficacité et méthode : ne pas se disperser, la réunionnite est bannie et si des groupes de travail se montent sur un projet, ils seront de taille réduite, parfois spécialisés : finances, RH, etc.
Des esprits. Faites-les bouillonner au bon moment. Ils doivent répondre, proposer. Car c’est lors des travaux en groupe « projet » que souvent s’exprime l’appétit du chef. Mais s’il assume nettement de prendre pour quantité négligeable les mots de la simple résistance au changement, le processus mené par Philippe Mazière se veut tout sauf autocratique. Pour l’opiniâtre au regard bleu-gris, nulle destination envisageable sans largage ordonné des amarres. « Les objections que je peux rencontrer en interne me challengent d’abord moi. Elles doivent être traitées. Je le fais et je demande à mes collaborateurs de mettre en œuvre les solutions alternatives que je peux dessiner. Ce peut être le cas sur une importante croissance externe, que mon entourage juge difficile à financer, ou sur l’orientation commerciale. Par exemple, sur la stratégie digitale, j’ai décidé que nous vendrions au long cours à des groupes de plus de mille personnes. "Comment, avec quels moyens ?", m’objecte-t-on peut-être. Je dis : nous verrons avec le DAF ou les RH pour les trouver. Pour moi, la discussion est un préalable nécessaire à la mise en œuvre de tout projet. Elle se fait individuellement ou en groupe, et si des idées ou envies peuvent servir le projet, nous accompagnons et moi le premier celles qui se manifestent de l’intérieur de Celios. »
Vents, coups d’archets. Les désirs du chef, ce tempo que trouve l’orchestre et la partition qui sans cesse se redessine. Jazz, classique, ces possibles que la rencontre fait surgir.